Quel pourrait être l’impact de la crise sécuritaire qui sévit en Libye depuis 2011 sur les zones frontalières du Tchad, du Niger et du Soudan ? Pour élaborer une grille de lecture qui nous permettra de répondre à cette lancinante question, il est judicieux de faire une analyse minutieuse de l’impact de la crise libyenne sur les zones frontalières, et de démontrer les implications des acteurs paramilitaires dans cette crise sécuritaire. Ainsi, existe-t-il un phénomène maléfique entre la Libye, le Tchad, le Niger et le Soudan ? Est-ce une zone de crise liée à la ‘’mauvaise gouvernance’’ ? La compréhension de la complexité des enjeux géopolitiques requiert une approche transfrontalière dans cette région où les nomades Toubou jouent un rôle indéniable et où le conflit du Darfour, la guerre en Libye, au Tchad et au Niger prennent place.
En effet, la Libye, traditionnellement, présente l’image d’un pays fragmenté par de nombreux clivages tribaux, voire ethniques, idéologiques, religieux et économiques. Déstabilisée dans son organisation institutionnelle et politique depuis la révolution de 2011 inscrite dans le mouvement des printemps arabes, elle est devenue le champ favorable de confrontations, en partie militaires, entre les multiples factions qui s’appuient sur des groupes armés pour l’accès et le contrôle du pouvoir et des ressources dont son territoire est pourvu. Ceci dit, la vacuité du pouvoir laisse le territoire libyen perméable à l’implantation de groupes terroristes islamistes, à l’ouverture incontrôlée de migrations et l’émergence de tous les trafics illicites mais aussi et surtout aux affrontements idéologiques qui serpentent et déchirent le monde arabo-musulman.
Autrement dit, les clivages géographiques, ethniques, économiques, religieux, dessinent une Libye en plein chaos, disputée par deux gouvernements soutenus par des milices en compétition pour la manne pétrolière. L’installation du djihadisme, le développement de contrebandes multiples, l’exploitation des flux migratoires sont autant de facteurs qui imposent le ‘’désordre libyen’’ comme un enjeu régional décisif. C’est dire que la situation géopolitique est toujours aussi électrique dans un pays meurtri, fragilisé par de longues années de terrorisme islamiste. L’instabilité politique de la région, le climat sinistré et la présence des ressources naturelles rarissimes constituent davantage de mobiles enchevêtrés qui sont à l’origine de la crise sécuritaire dans le pays.
L’installation du djihadisme, le développement de contrebandes multiples, l’exploitation des flux migratoires sont autant de facteurs qui imposent le ‘’désordre libyen’’ comme un enjeu régional décisif.
En effet, la chute précipitée du guide libyen Mouammar Kadhafi en 2011 s’est transcrite par une érosion du système et une incapacité de l’Etat à assurer l’équilibre entre les différentes factions de la révolution qui se disputèrent la légitimité politique et l’accès aux ressources. Cette situation chaotique représente une menace sérieuse pour les Etats voisins tels que le Tchad, le Niger et le Soudan.
En outre, depuis la révolution de 2011, la Libye s’enfonce dans une spirale de violences destructrices avec des conséquences exacerbées sur les pays comme le Tchad, le Niger et le Soudan. Les menaces se font lourdes sur les zones frontalières, difficiles à surveiller et qui constituent des régions de transit pour les groupes armés. Ce qui va engendrer sans doute des déplacés et des réfugiés qui se multiplient à l’intérieur du pays et dans les pays voisins. L’absence d’État offre ainsi un terrain privilégié à des organisations criminelles, qui contrôlent très souvent des portions entières de territoire et se livrent au trafic de drogue, d’armes et de migrants dont le nombre est en constante augmentation.
Comment les formations paramilitaires investissent dans la zone sahélienne et précisément en Libye ?
D’entrée de jeu, il faut mentionner que les acteurs extérieurs sont, dès son déclenchement en février 2011, des protagonistes importants de la crise libyenne. Depuis l’éclatement de la seconde guerre civile pendant l’été 2014, cette crise sécuritaire en Libye n’a cessé de s’internationaliser. Cependant, le principal élément moteur sous-jacent à cette internationalisation a été l’implication des acteurs extérieurs par les protagonistes libyens. Ces derniers sont au cœur de la crise, et les clivages qui les opposent sont en mutation constante. Les forces révolutionnaires qui se sont formées au printemps 2011 représentent une coalition hétérogène d’opposants exilés, de technocrates, de militaires et surtout de groupes armés qui s’organisent au niveau local.Il faut aussi souligner que la nouvelle génération de combattants paramilitaires formés en Libye constitue une menace sécuritaire dans le Sahel et surtout au niveau des zones frontalières du Tchad, du Niger et du Soudan. Il s’agit particulièrement des djihadistes enrôlés dans les rangs de l’Etat islamique et des combattants nigériens, tchadiens ou soudanais qui ont rejoint des groupes armés libyens ou se sont associés à eux en tant que mercenaires.
Qui plus est, il est nécessaire de relever que des groupes armés étrangers ont investi dans la crise libyenne. Du point de vue réaliste, l’apport extérieur se matérialise sous forme de mercenariat, de l’émergence d’une dynamique djihadiste ou d’un soutien militaire. Au niveau régional, de nombreux mouvements armés se sont déployés en Libye, en raison des opportunités économiques que leur offrait le métier des armes.
Ces derniers sont galvanisés par les seigneurs de guerre ou des puissances étrangères soutenant leur camp. Par exemple, on peut noter le cas du maréchal Khalifa Haftar[1] qui a reçu le soutien de nombreux groupes provenant des pays proches de la Libye, comme le Tchad ou le Soudan, et qui agissent désormais dans le Sud de la Libye. Ceux-ci sont des acteurs incontestables qui poursuivaient déjà des luttes dans leurs propres pays et qui, désormais, combattent en Libye pour être rémunérés, à l’exemple de l’Armée de libération du Soudan-faction Minni Minnawi[2].
Quel avenir pour la région sahélienne, en particulier la Libye en proie à la crise sécuritaire ?
La crise sécuritaire qui a débuté en 2011 a paralysé les pays voisins tels que le Tchad, le Niger et le Soudan. Ceci dit, la crise libyenne est perçue comme une guerre sous régionale voire régionale au regard des implications dans les pays voisins. La rapidité de la régionalisation de cette crise témoigne à suffisance que d’autres effets collatéraux non anticipés se profilent à l’horizon. La chute du guide libyen Mouammar Kadhafi continuera d’impacter les autres pays du Sahel. Au premier rang se trouve le Tchad qui a été, durant les dernières décennies, le champ expérimental des mutations de la politique africaine de la Libye et où la crise a le goût âcre de l’incertitude. Certes, il y a des facteurs endogènes liés aux attaques djihadistes au Sahel, mais la crise en Libye a créé un vide sécuritaire et amplifié ou favorisé la circulation de milliers d’armes, munitions et explosifs qui font le lit de la montée en puissance des groupes djihadistes au Mali, au Niger, au Soudan et au Burkina Faso, ces dernières années.
Certes, il y a des facteurs endogènes liés aux attaques djihadistes au Sahel, mais la crise en Libye a créé un vide sécuritaire et amplifié ou favorisé la circulation de milliers d’armes, munitions et explosifs qui font le lit de la montée en puissance des groupes djihadistes au Mali, au Niger, au Soudan et au Burkina Faso, ces dernières années.
En revanche, définir un paradigme de gouvernance en matière de sécurité, s’avère indispensable pour contenir l’insécurité engendrée par la crise en Libye dans les zones frontalières du Sahel. Dans ce contexte, il faut relever que les stratégies envisagées en matière de gestion des crises sécuritaires dans le Sahel doivent adopter une vision globale et intégrée. L’entente entre les acteurs sur les urgences sécuritaires est la clé pour garantir un processus stable de coopération aux niveaux économique, politique et social. De ce fait, il n’y a pas de développement ni prospérité sans sécurité ; de même, il n’y a pas de sécurité sans développement. À cet effet, les solutions doivent être combinées à des initiatives locales pour une paix durable ; les réalités n’étant pas les mêmes au niveau des Etats. De façon globale, des mécanismes holistiques doivent être privilégiés pour esquisser une réponse efficiente à l’insécurité transfrontalière et au phénomène du terrorisme, du djihadisme et autres formes de criminalité.
Davantage, les pays touchés par les crises sécuritaires et l’insécurité transfrontalière, surtout le Tchad, le Niger, la Libye et le Soudan doivent mettre en place une force mixte tout au long de leurs frontières dans l’optique de prévenir notamment l’incursion des groupes rebelles. Les questions relatives à la démilitarisation, à la démobilisation et à la réinsertion des hommes armés doivent être un préalable aux objectifs cruciaux de ces pays touchés par les crises. Dans ce cas, les questions régionales doivent être résolues par les concernés eux-mêmes, et un sommet extraordinaire de la Communauté des Etats Sahélo-Sahariens (CEN-SAD) pourrait être organisé afin de débattre des problèmes tels que le phénomène de gangstérisme, de terrorisme, de djihadisme et adopter des résolutions communes durables. A tous égards, il faut dire que la sécurisation des frontières apparait comme un levier primordial qui permettra de résoudre également la problématique de l’immigration clandestine, du trafic des êtres humains et du grand banditisme dans les zones frontalières du Tchad, du Niger et du Soudan.
[1] Khalifa Belqasim Haftar Alferjani, né le 7 novembre 1943 à Ajdabiya, est un militaire libyen, maréchal et commandant en chef de l’Armée nationale libyenne depuis 2015.
[2] Groupes rebelles au Soudan.
Sources
-Mohamed Eljard, 2016, « Les défis et enjeux sécuritaires dans l’espace sahélo-saharien : la perspective de la Libye », Dialogues sécuritaires dans l’espace sahélo-saharien avec le soutien de Friedrich Ebert Stiftung
-Wolfram Lacher, 2019, « Le conflit libyen, creuset des réseaux régionaux », in Hérodote, La Découverte, n°172, pp.23-42.
Crédit photo
https://www.rfi.fr/fr/afrique/20180602-securite-accord-cooperation-entre-le-tchad-le-soudan-libye-le-niger