Née d’un père français d’origine malienne et d’une mère française, Niagalé Bagayoko est la présidente de l’African Security Sector Network, l’un des réseaux qui influencent la pensée stratégique et sécuritaire en Afrique, particulièrement anglophone depuis une vingtaine d’années. Son parcours académique, ses idées, ses travaux en faveur d’une dépolitisation et d’un contrôle démocratique des institutions de défense et de sécurité, le retard qu’accuse l’Afrique francophone sur la réforme des systèmes de sécurité (RSS), la place des femmes dans les enjeux sécuritaires, les enjeux de développement tout court… autant de questions débattues dans cet entretien accordé à votre média par Niagalé Bagayoko.
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Extraits
Que peut-on retenir du parcours de Niagalé Bagayoko ?
Niagalé Bagayoko : Je suis docteure en sciences politiques. J’ai obtenu un doctorat en relations internationales à l’Institut politique de Paris (Sciences PO) pour une thèse qui portait sur les politiques de sécurité françaises et américaines en Afrique de l’Ouest.
Cette thèse a été récompensée par le premier prix de l’Institut des hautes études de défense nationale. Cette étape m’a permis d’effectuer un post doctorat à l’IRD entendez l’Institut de recherche pour le Développement. J’ai obtenu mon premier poste de chercheur à l’Institute of Développement Studies au Royaume-Uni, une institution classée deuxième au plan international en matière de recherches en développement (IRD).
J’ai rejoint ensuite l’Organisation internationale de la Francophonie comme fonctionnaire internationale. Depuis 2018, je travaille à l’African Security Sector Network dont j’ai pris la direction après avoir évolué en tant qu’experte.
Je collabore également avec un institut dénommé la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques.
Quelles sont les raisons qui vous ont poussée à vous spécialiser dans les questions de défense et de sécurité ?
Niagalé Bagayoko : Au départ, je voulais me spécialiser dans les questions de culture. A Sciences PO, j’ai soutenu ma licence sur la rencontre de l’art occidental et de l’art africain dans les arts plastiques du XXe siècle.
Tout a commencé quand j’ai eu un cours qui m’a particulièrement intéressée sur l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) dispensé par le professeur Frédéric Bozo de l’Ecole Normale Supérieure de Paris. Et j’ai trouvé que les rapports des puissances internationales, les enjeux de sécurité et de stratégie ainsi que le rôle des sociétés étaient indispensables à la compréhension du monde ; d’où ma réorientation.
Parlez-nous de l’African Security Sector Network (Réseau africain du secteur de la sécurité), l’institution que vous dirigez.
Niagalé Bagayoko : L’African Security Sector Network (ASSN) est une organisation fondée en 2003 par des praticiens et des personnalités du monde académique africain. Nous célébrons d’ailleurs le 20ème anniversaire du réseau. Sa vocation est d’œuvrer en faveur d’une sécurité gouvernée de manière plus démocratique et surtout, au bénéfice du plus grand nombre.
L’idée ici est de faire en sorte que la sécurité des démunis soit au cœur de l’agenda des Etats et des partenaires internationaux. C’est un modèle inspiré par la perspective sud-africaine de transformation de son secteur de la sécurité au lendemain de l’Apartheid. Les activistes à la fois des opposants au régime d’aparthied et des cadres du Congrès national africain (ANC) ont beaucoup réfléchi sur ces questions.
Des personnalités comme le professeur Eboe Hutchful, secrétaire exécutif de l’ASSN, ont mis l’accent sur l’importance de développer des mécanismes de contrôle démocratique des forces armées y compris au Ghana d’où le professeur Eboe Hutchful, est originaire et qui après avoir connu une période de régime militaire, s’est progressivement démocratisé notamment par le biais de son secteur de la sécurité.
On peut citer également le professeur Funmi Olonisakin du Nigéria, vice-présidente du King’s College London qui a aussi beaucoup œuvré pour développer cette approche originale de la sécurité. A la fin des années 90, le débat s’est concrétisé par une contribution très active à la formalisation du concept de réforme des systèmes de sécurité adopté par le Royaume-Uni puis par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE).
L’African Security Sector Network a travaillé avec l’Union africaine et la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) pour l’élaboration de leur cadre en matière de réforme de la gouvernance des systèmes de sécurité.
Au fil des ans, nous nous sommes aperçus des limites de cette approche qui ne prenait pas en compte suffisamment les spécificités du contexte local africain. C’est pour cela que depuis quelques années, nos travaux s’articulent autour du concept de gouvernance hybride[1] de la sécurité.
Quel rôle les femmes jouent dans les travaux de l’ASSN ?
Niagalé Bagayoko : Au sein de notre réseau, nous avons énormément de femmes qui font des travaux de recherche de grande qualité. Je citerai par exemple une éminente chercheuse qui s’appelle Sandy Africa, une Sud-Africaine spécialisée dans les questions de renseignement en Afrique.
Je vous ai cité précédemment le professeur Funmi Olonisakin qui est membre fondatrice de l’ASSN. Toute l’administration de notre organisation est gérée par une femme qui s’appelle Jeannette Abubakar ; particulièrement familière aux questions de sécurité. Nous avons travaillé avec beaucoup d’expertes, par exemple au niveau de l’Union africaine, qui à l’origine, étaient membres de l’ASSN. L’absence d’une exposition médiatique ne signifie pas que les femmes ne travaillent pas sur les questions de défense et de sécurité. Je n’oublie pas docteur Uju Agomoh du Nigéria spécialisée sur les questions de prison.
Il y a beaucoup de femmes africaines qui travaillent sur les questions de sécurité mais qu’on ne remarque pas toujours, parce qu’elles abordent dans leurs travaux des volets spécifiques de la sécurité auxquels le public ne fait pas souvent attention. Le volet militaire de la sécurité est beaucoup plus médiatisé que les autres aspects.
Quelles sont les difficultés que vous rencontrez dans l’exercice de votre mission ?
Niagalé Bagayoko : Je n’estime pas avoir rencontré beaucoup de difficultés parce que j’étais une femme. On a toujours respecté ma parole et mes perspectives à partir du moment où j’ai démontré qu’elles étaient ancrées dans un travail sérieux et exigeant. Ce qui pose souvent problème à certaines femmes, c’est de chercher à s’affirmer en faisant valoir leur condition féminine.
Si on travaille de façon acharnée, on peut s’imposer sans beaucoup de difficultés face aux hommes. Je n’ai pas eu pendant mon parcours professionnel, des expériences traumatisantes où j’ai été exclue parce que j’étais une femme.
Ce qui pose souvent problème à certaines femmes, c’est de chercher à s’affirmer en faisant valoir leur condition féminine.
Quelles leçons peut-on tirer de vos travaux sur la réforme des systèmes de sécurité, surtout pour les Etats africains francophones ?
Niagalé Bagayoko : Le concept de réforme des systèmes de sécurité (RSS), tel qu’il a été promu depuis une vingtaine d’années, était insuffisamment adapté aux spécificités de chaque pays.
J’avais commencé à prendre le problème à bras-le-corps à travers une publication que nous avions faite en 2010 à l’ASSN à propos de la nécessité de prendre en compte le contexte des environnements francophones, d’un point de vue juridique, légal et linguistique également puisque le concept de la RSS était essentiellement inspiré par des expériences anglophones.
Aujourd’hui, il est particulièrement indispensable de développer une perspective africaine, stratégique et tactique. De nombreuses expériences ont eu cours durant la décennie écoulée en matière sécuritaire mais malgré les changements de régime, on reste encore très centré sur des visions de la sécurité inspirées de conceptions importées de la manière de gérer les conflits ; une approche essentiellement militarisée alors qu’il est important d’intégrer les éléments de contextes propres aux pays africains.
Il y a encore du chemin à faire pour que les élites africaines se saisissent de la question sécuritaire en faisant primer les pratiques locales.
De nombreuses expériences ont eu cours durant la décennie écoulée en matière sécuritaire mais malgré les changements de régime, on reste encore très centré sur des visions de la sécurité inspirées de conceptions importées de la manière de gérer les conflits ; une approche essentiellement militarisée alors qu’il est important d’intégrer les éléments de contextes propres aux pays africains.
Vos conseils à l’endroit des filles qui aimeraient faire carrière dans la recherche comme vous ?
Niagalé Bagayoko : D’abord, se faire confiance. Et pour avoir cette confiance, il faut travailler. Il n’y a pas d’autres voies de réussite que la méritocratie. Le travail paie toujours. Et d’un point de vue spécifique, je demanderais à toutes ces femmes de se spécialiser sur des questions techniques qui ne connaissent pas beaucoup de concurrence ni féminine ni masculine pour en devenir des spécialistes dont l’autorité sera incontestable.
Je déconseille vivement de continuer à investir principalement les thématiques de genre. Défendre les droits de la femme, c’est un combat noble mais pour une carrière, il faut choisir un domaine peu connu pour s’en prévaloir demain comme étant une spécialiste de la question.
Source
- Les multiples sièges de pouvoir politique et de gouvernance où se négocie la sécurité à travers les multiples interactions entre, d’une part, les logiques traditionnelles, personnelles, familiales ou clientélistes et, d’autre part, les logiques modernes, importées ou rationnelles, dans des contextes historiques et locaux particuliers » (Luckham, Kirk, 2013a, 2013b ; Bagayoko, 2012). L’hybridité renvoie ainsi aux processus à travers lesquels les normes (codifiées ou non), les acteurs (établis par la loi ou non) et les réseaux (structurés ou non officiels) interagissent, en concurrence ou en complémentarité, au sein des institutions formelles ou informelles. (Extrait de Hybridité et gouvernance de la sécurité en Afrique, Entretien Niagalé Bagayoko-Penone, Eboe Hutchful, Robin Luckham Dans Afrique contemporaine 2016/4 (N° 260), pages 93 à 109, Éditions De Boeck Supérieur De Boeck Supérieur).